Un été russe à St Brevin
Nous sommes au printemps de l’année 1921, Serge Prokofiev a trente ans. Il a quitté la Russie depuis le mois de mai 1918 et tente désormais de suivre une carrière de compositeur entre l’Europe et le Nouveau-monde. Après avoir passé quelques mois aux Etats-Unis, il rentre début février 1921 vers la France où l’attendent sa mère qui a pu fuir la Russie et sa fiancée Lina, venue le rejoindre en Europe. Il devra retourner à l’automne aux Etats-Unis pour une nouvelle saison musicale et diriger deux de ses œuvres, un opéra, l’Amour des trois oranges et espère-t-il, son Troisième concerto. En attendant et pour les six mois à venir, il cherche un lieu où résider. Pas en ville, pour échapper au bruit et à la foule et de préférence au bord de la mer. Ce sera aux Rochelets, à Saint-Brevin-les-Pins, dans une grande maison de pierres au milieu des pins, la villa Les Cytises.
La découverte de son adresse et l’identification de la villa a été l’occasion de nous interroger sur les six mois passés à Saint-Brevin. Au préalable, Nicolas Harel nous rappelle les circonstances historiques qui ont vu un nombre important de Russes fuir leur pays dans la terreur et tenter de construire leur vie dans des situations parfois précaires et toujours douloureuses. Car telle est bien la situation de Serge Prokofiev, confronté à la fois à la difficile condition de faire reconnaître une œuvre d’avant-garde et à se maintenir dans un réseau professionnel éclaté aux quatre coins du monde.
Personnage brillant, mais peu facile, au caractère entier, mais si attachant, tel est celui que Nadia Revel nous fera découvrir. En traversant avec Serge Prokofiev, la première moitié du XXème siècle nous retrouverons les grandes déchirures géo-politiques de l’Europe et les bouleversements d’une période heurtée. Sans cesse confronté au tragique de l’Histoire, profondément Russe, le talent de ce créateur force l’admiration, tant son œuvre s’est construite contre vents et marées.
C’est avant tout l’homme dans sa vie familiale que Nadia Revel a choisi de mettre en valeur en raison de l’importance de sa fiancée Lina, durant le séjour brévinois. Une Lina, délicieuse et courageuse, au destin tout en clartés et déchirures, elle aussi emportée dans le tourbillon d’un milieu artistique cosmopolite, puis victime impuissante d’un totalitarisme qui ne laissait aucune chance. Lina toujours fidèle qui s’attachera à garder vivante la mémoire du musicien.
Guidés par les écrits de Serge Prokofiev, journal personnel, courriers ou éléments biographiques, nous avons tenté de suivre les évènements du séjour aux Cytises. A cette occasion, nous voulons remercier Fiona Mac Knight des «Serge Prokofiev Archives » et Svetlana Shales pour leur apport dans une documentation inédite, ainsi que Pierre Rimkine et Jean-Paul de Beauchêne dont la contribution pour la traduction des textes russes a été déterminante dans l’avancée de nos connaissances.
Cette villégiature se dessine en deux grandes périodes. La première, celle du printemps, dominée par les engagements professionnels de Prokofiev et l’excitation de voir jouer pour la première fois, une œuvre pour ballet à l’intention des très fameux Ballets russes. La seconde, plus intimiste, est celle de l’été, une fois la saison culturelle terminée, consacrée à l’achèvement de nouvelles œuvres et à la recherche entrecroisée sur la musicalité des mots et de la musique. C’est à cette occasion que nous trouverons à ses côtés le poète russe Constantin Balmont, considéré à son époque comme l’un des plus grands poètes de son pays. Lui aussi bousculé par les tempêtes de l’Histoire et qui finira ses jours en France dans un quasi dénuement.
Ce retour sur les séjours de Serge Prokofiev et de Constantin Balmont, ne pouvait laisser de côté ce qui occupe la pensée des deux artistes, leur œuvre. Dans toute création artistique, l’élaboration se fait à la fois dans l’immanence de l’inspiration, mais aussi dans la durée de la concrétisation finale. Chez Prokofiev, la matinée et un petit moment en soirée sont toujours consacrés au travail. A regarder la production musicale de la période brévinoise, se retrouvent, au moins sept œuvres travaillées dans la villa Les Cytises que nous présentons. On retiendra la plus connue de nos jours, celle du très brillant Troisième concerto, véritable défi de virtuosité pour tout pianiste. Concerto dans lequel Jean-Pierre Oger nous guidera pour nous en faire sentir l’importance dans l’œuvre du musicien et l’histoire de la musique.
A cette œuvre seront joints l’écho poétique qu’en donne Balmont, émerveillé du résultat et la présentation du travail de recherche esthétique que mèneront les deux hommes : la mise en musique de poèmes écrits pour s’adapter l’un à l’autre. François Fautrad qui nous avait offert la dimension déclamée des poèmes lors des Journées du Patrimoine, nous en livre ici, les clés de lecture.
La découverte d’un télégramme envoyé à partir de Saint-Brevin vers La Havane, nous a amenés à lui redonner son sens par le rappel de la passion de Serge Prokofiev pour les échecs. Présentée par Nadia Revel et commentée par Yves Poulain, nous avons choisi de reproduire une partie d’échecs jouée et gagnée par Prokofiev contre le champion du monde de 1921, Capablanca.
Nous ne saurions terminer sans exprimer le bonheur que nous avons éprouvé à découvrir la personnalité de ces trois artistes, Lina, Serge et Constantin et le plaisir de faire ainsi mémoire de leur passage dans ce si joli cadre boisé des Rochelets.
Véronique Mathot
Ouest-France, mardi 26 juillet 2011